
La Rédaction : Bonjour M. Sinaissire Mohamed Djafarou. Vous êtes écrivain et économiste, diplômé de l’Université de Parakou, pourriez-vous nous éclairer sur les événements récents qui ont conduit à la formation de l’Alliance des États du Sahel (AES) ?
Sinaissire Mohamed Djafarou : Bonjour. La formation de l’AES est le résultat d’une série d’événements marquants dans la région du Sahel entre 2020 et 2023. Tout a commencé avec le Mali, qui a connu deux coups d’État en août 2020 et mai 2021. Ces changements de régime ont été suivis par le Burkina Faso, où deux putschs ont eu lieu en janvier et septembre 2022. Enfin, en juillet 2023, le Niger a également été le théâtre d’un coup d’État militaire. Ces renversements successifs de gouvernements élus ont été principalement motivés par une insécurité persistante due aux activités de groupes extrémistes et un sentiment croissant d’inefficacité des autorités civiles à y faire face.
En réaction à ces coups d’État, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a imposé des sanctions économiques sévères, notamment contre le Niger en 2023. Ces sanctions comprenaient la fermeture des frontières, la suspension des transactions financières et le gel des avoirs nationaux, ce qui a exacerbé les difficultés économiques déjà présentes dans ces pays. Face à ces pressions, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont décidé de quitter la CEDEAO en janvier 2024 pour former l’AES en juillet de la même année, affirmant ainsi leur volonté de coopérer étroitement en matière de sécurité, d’économie et de politique.
La création d’une monnaie commune pour l’AES est un sujet de débat. Quels seraient, selon vous, les avantages d’une telle initiative ?
Sinaissire Mohamed Djafarou : L’adoption d’une monnaie commune pourrait offrir plusieurs avantages significatifs pour l’AES :
- Souveraineté monétaire : Actuellement, ces pays utilisent le franc CFA, une monnaie arrimée à l’euro et perçue par beaucoup comme un vestige colonial limitant leur autonomie économique. En introduisant une monnaie propre, l’AES pourrait exercer un contrôle total sur sa politique monétaire, adaptée aux réalités économiques locales.
- Intégration économique renforcée : Une monnaie unique faciliterait les échanges commerciaux intra-AES en éliminant les barrières liées aux taux de change. Actuellement, les échanges entre ces pays représentent moins de 5 % de leur commerce total. Une monnaie commune pourrait stimuler ces interactions et renforcer les liens économiques.
- Mobilisation des ressources naturelles : Le Niger possède d’importantes réserves de pétrole et d’uranium, tandis que le Mali et le Burkina Faso sont riches en or. En adossant la nouvelle monnaie à ces ressources, l’AES pourrait renforcer sa stabilité financière et attirer davantage d’investissements. À titre d’exemple, le Niger a signé en 2023 un contrat avec le Bénin pour un oléoduc qui pourrait créer des revenus considérables pour la région.
- Symbolisme politique : Rompre avec le franc CFA serait un geste fort d’émancipation économique et politique, renforçant la légitimité des gouvernements de l’AES auprès de leurs populations. Cependant, certains craignent que la création d’une nouvelle monnaie n’entraîne une instabilité économique, voire une hyperinflation. Comment l’AES pourrait-elle éviter de tels risques ?
Sinaissire Mohamed Djafarou : Ces préoccupations sont compréhensibles. Pour minimiser les risques, l’AES pourrait adopter une approche progressive :
- Phase de transition : Dans un premier temps, introduire la nouvelle monnaie en parallèle avec le franc CFA pour les transactions locales, permettant aux économies de s’adapter progressivement. Une telle approche a été suivie par le Nigeria lorsqu’il a introduit le Naira tout en maintenant le livre sterling pendant une période transitoire.
- Création d’une banque centrale sahélienne : Cette institution serait chargée de gérer la politique monétaire de manière indépendante, en veillant à éviter la surémission de monnaie et en maintenant la stabilité des prix. Le succès d’une telle initiative dépendrait de la mise en place de mécanismes de surveillance rigoureux pour éviter toute dérive inflationniste.
- Constitution de réserves : Utiliser les revenus issus des ressources naturelles pour constituer des réserves de change solides, servant de garantie à la nouvelle monnaie et renforçant la confiance des investisseurs. Les réserves en devises des pays producteurs de matières premières, notamment le Niger, qui possède des réserves de pétrole et d’uranium importantes, pourraient soutenir la nouvelle monnaie.
- Partenariats stratégiques : Établir des accords avec des pays partenaires pour soutenir la nouvelle monnaie, diversifier les relations économiques et réduire la dépendance à l’égard des anciennes puissances coloniales. Le Mali, par exemple, a déjà commencé à renforcer ses relations économiques avec des pays non occidentaux, comme la Russie.
Quels seraient les impacts sociaux d’une telle réforme monétaire pour les populations de l’AES ?
Sinaissire Mohamed Djafarou : À court terme, la transition pourrait entraîner des défis, notamment une période d’adaptation aux nouvelles structures économiques. Cependant, à moyen et long terme, les bénéfices potentiels incluent :
Création d’emplois : Le financement de projets d’infrastructure et de développement économique pourrait générer de nombreux emplois locaux. En 2022, le Mali a enregistré une croissance de 5,2 % dans le secteur des mines, un secteur clé qui pourrait bénéficier de cette nouvelle monnaie.
Réduction des inégalités : Une gestion autonome des ressources naturelles permettrait une redistribution plus équitable des richesses, améliorant ainsi les conditions de vie. Les revenus des exportations minières et pétrolières pourraient être taxés et réinvestis dans des projets d’infrastructure et des programmes sociaux.
Renforcement de la fierté nationale : Une monnaie propre symboliserait l’indépendance et l’autodétermination, renforçant le sentiment d’unité et de confiance au sein des populations.
En conclusion, quels seraient les principaux défis à relever pour la mise en place de cette monnaie commune ?
Sinaissire Mohamed Djafarou : Les défis sont multiples :
Harmonisation économique : Les économies des pays de l’AES présentent des différences structurelles. Il serait essentiel d’harmoniser les politiques budgétaires et fiscales pour assurer la cohérence de la nouvelle union monétaire. Par exemple, le Mali et le Burkina Faso ont des économies plus orientées vers les ressources naturelles, tandis que le Niger est plus dépendant des exportations agricoles.
Stabilité politique : La réussite d’une telle réforme nécessite un environnement politique stable et une gouvernance transparente pour instaurer la confiance des citoyens et des partenaires internationaux. La récente transition politique dans ces pays, bien que nécessaire, devra garantir une stabilité à long terme.
Infrastructure financière : Le développement d’une infrastructure bancaire et monétaire adaptée à la gestion de la nouvelle monnaie nécessiterait des investissements importants et une formation des acteurs économiques locaux.
Merci beaucoup pour vos éclairages, M. Sinaissire Mohamed Djafarou.
Sinaissire Mohamed Djafarou : C’était un plaisir. La création d’une monnaie commune pour l’AES représente une chance unique pour ces pays d’affirmer leur indépendance économique. Avec une planification rigoureuse et une vision claire, cette monnaie pourrait être un catalyseur pour le développement de la région.